Anne Iavarone-Turcotte réalise l’exploit de rapprocher multiculturalisme et féminisme. Ce faisant, elle jette un nouvel éclairage sur la question des accommodements religieux raisonnables.

Il y a d’abord eu la commission Bouchard Taylor, puis le projet de charte des valeurs. Plus récemment, c’est la Loi sur la laïcité de l’État qui a enflammé les passions. Le débat entourant les minorités religieuses fait rage au Québec depuis plus de quinze ans. Avec le résultat que l’on connaît : ceux et celles qui y participent sont plus que jamais campés sur leurs positions. Tout n’a pourtant pas été dit sur ces questions, comme le prouvent les travaux d’Anne Iavarone-Turcotte, chercheuse postdoctorale à la Chaire de recherche du Canada en éthique féministe de
l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
« Je m’intéresse au cas des minorités internes, soit les individus minorisés au sein de groupes eux-mêmes minoritaires. Comment protéger le droit des minorités religieuses de pratiquer leur religion sans violer le droit des femmes de mener une vie exempte d’oppression? » s’interroge la lauréate de la médaille d’or du Gouverneur général du Canada et d’un prix d’excellence de l’Association des doyennes et des doyens des études supérieures au Québec. Un cas difficile auquel l’avocate réfléchit dans le cadre d’une des pratiques culturelles les plus controversées au pays : le règlement religieux des divorces.

CHOIX ET PRÉFÉRENCES
Il existe peu de données à propos de ces médiations et de ces arbitrages. Et pour cause : ils ont lieu à l’extérieur des tribunaux et sont régis par des instances religieuses. Il pourrait, par exemple, s’agir d’imams qui prononcent les termes d’un divorce conformément aux préceptes de la charia. « Ces pratiques existent sans qu’on les voie. En Ontario, où elles sont techniquement interdites depuis 2006, certains acteurs qui les mettent en œuvre disent ouvertement avoir trouvé des moyens d’en dissimuler les fondements religieux », indique Anne Iavarone-Turcotte.
Bien qu’elles menacent de faire perdre aux femmes des droits durement acquis en matière de pension alimentaire, de partage du patrimoine familial ou de garde des enfants, ces pratiques sont parfois justifiées au nom de ce que la chercheuse nomme le “paradigme du choix”; les femmes choisiraient de manière libre et éclairée d’y prendre part. Est-ce vraiment le cas ? « Certains choix sont adaptatifs, nuance-t-elle.
Ils sont effectués dans un contexte donné, mais sans être conformes aux préférences, aux convictions de la personne. » Dans le cas du règlement religieux des divorces, les femmes peuvent ainsi opter pour cette stratégie par peur de provoquer une réaction violente de leur époux ou d’être rejetée par leur famille ou leur communauté, par exemple.
À la lumière de théories féministes, Anne Iavarone-Turcotte croit qu’il faut conserver, mais repenser ce paradigme du choix, qui informe après tout de nombreuses décisions de la Cour suprême du Canada. C’est ce qu’elle s’applique à faire dans un livre qui sera publié sous peu aux Presses de l’Université Laval. Sa proposition : autoriser officiellement les minorités religieuses à recourir aux modes alternatifs de résolution des conflits en droit de la famille, mais en balisant mieux ces derniers.
« Il faut des rencontres obligatoires avec l’arbitre et une avocate ou une avocat indépendant, mais aussi avec une intervenante d’un groupe de femmes de la communauté religieuse concernée. Ces personnes doivent vérifier si les choix de la personne sont libres, éclairés et conformes à ses préférences et, sinon, transformer le contexte pour éliminer les raisons stratégiques, religieuses ou morales qui empêchent de faire de tels choix. »

« TOUT AUSSI PORTEUR »
Anne Iavarone-Turcotte est lucide : « Je n’ai pas l’impression que mes réflexions trouvent un écho au niveau politique à l’heure actuelle. » Il n’empêche que ses travaux sur l’exercice de l’autonomie en contexte d’oppression pourraient être utiles pour recadrer nombre de questions contemporaines, affirme Naima Hamrouni, professeure au Département de philosophie et des arts de l’UQTR. « Je pense à l’encadrement législatif de l’aide médicale à mourir, auquel je m’intéresse. Mais son modèle serait tout aussi porteur pour l’encadrement de la prostitution ou des interventions esthétiques », dit-elle.
Celle qui a d’abord siégé dans le jury de thèse d’Anne Iavarone-Turcotte, puis supervisé ses recherches postdoctorales, est élogieuse envers cette « chercheuse prolifique en philosophie féministe ». « Elle nous invite à mieux prendre en compte l’influence des contextes d’oppression
et d’injustice structurelles dans nos législations plutôt que de nous contenter de l’argument libéral classique du libre choix. En plus d’être une interlocutrice sérieuse de premier plan, Anne sait mettre ses limites face à la logique folle de la compétition et du surmenage caractéristique du milieu de la recherche universitaire. Cela est admirable.

Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec

R.Q : D’où vous vient cet intérêt pour le droit des minorités internes ? Ou pour le droit des femmes en général ?
Il est difficile pour une femme à l’esprit critique développé d’évoluer dans une société patriarcale sans devenir féministe. Dans mon cas, le processus a été facilité par une éducation « progressiste » et, surtout, par l’expérience du milieu juridique, encore profondément sexiste. Comme féministe, je suis sensible également aux droits des autres groupes minoritaires. Parmi ceux-ci, les minorités dans les minorités font naître d’authentiques dilemmes. Comme j’aime les puzzles intellectuels, je me suis penchée sur le sujet!

R.Q Pourquoi avez-vous l’impression que vos réflexions ne trouvent pas d’écho au niveau politique à l’heure actuelle? Que faudrait-il faire pour qu’elles y parviennent ?
Ma critique du paradigme du choix est, dans sa plus simple expression, une critique du libéralisme. Or, cette idéologie fait largement consensus dans notre paysage politique, tant au Québec qu’au Canada. Quant à la « solution » que je propose dans le cas précis du règlement religieux des divorces, elle fait une belle place au droit à l’autodétermination des minorités religieuses, et des femmes en leur sein. Au Québec, cette position a été écartée complètement avec l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État. Un changement de cap à ces deux niveaux exigerait une évolution des mentalités dans un sens peu probable.

R.Q : Comment votre modèle de paradigme du choix pourrait-il se transposer dans d’autres champs ?
Le concept ayant inspiré mon modèle, soit celui de « choix adaptatif », offre la possibilité de repenser le paradigme du choix partout où il se présente. Or, ce paradigme est omniprésent! Pensons aux débats sur le travail du sexe, la pornographie ou les violences sexuelles. Au-delà des débats féministes, pensons aux critères juridiques applicables en matière de consentement aux soins, de formation des contrats, ou même de détermination de l’intention criminelle. Dans chacun de ces domaines – et dans d’autres encore –, une petite révolution est en dormance.

R.Q : Pouvez-vous exemplifier des cas d’injustice structurelle dans nos lois ?
À mon avis, l’interdiction de l’arbitrage religieux des divorces en Ontario se qualifie comme telle. Comment justifier que les membres de la majorité aient le droit de régler les conséquences matérielles de leur divorce à l’extérieur des tribunaux étatiques et en fonction de leurs valeurs et de leurs intérêts spécifiques, mais que les membres de minorités religieuses soient empêchées de le faire ? Poser la question, c’est y répondre

Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.